III

 

Comment dire en chantant

 

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS, Avez-vous vu des ventriloques ? Un monsieur tient sur ses genoux une poupée articulée avec laquelle il s'entretient gaiement. Il pose des questions, la poupée répond, et c'est toujours le monsieur qui parle, car il a deux voix : une voix du larynx et une voix du ventre. C'est très amusant, très curieux. Mais il est regrettable que, sans arriver pourtant à la perfection de ces artistes de music-hall (qui, elle aussi, exige un travail persévérant), beaucoup de chanteurs apportent à leur performance vocale certains procédés qui devraient appartenir exclusivement aux ventriloques. Ces chanteurs-là ont une voix parlée et une voix chantée. Rien de plus absurde.

Une personne que l'on a priée de chanter s'excuse, refuse, puis finit par consentir et, avant de commencer, vous donne des explications sur sa voix, sur son chant, tout cela le plus naturellement du monde. Soudain, on entend un son et l'on se demande d'où il part ; on ne reconnaît plus la voix qui vient de parler. Instinctivement, on cherche sous les meubles... Mais non ! C'est bien la même personne qui chante. Il se produit alors deux phénomènes à la fois : d'abord, il semble que la voix vienne d'ailleurs, de loin, qu'on l'entende à travers quelque chose qui s'interpose entre elle et vous ; puis, on discerne bien dans cette voix un accent qui ressemble à l'accent humain, mais c'est un peu comme si l'on entendait parler un automate. Cet accent essaie d'être vrai, mais il ne l'est pas. Ce n'est qu'un écho de l'accent vrai. Souvent, la voix est jolie, mais elle a quelque chose d'artificiel et je dirai d'émaillé, de stérilisé qui fait peur. Il y a comme un voile sonore et brillant entre les paroles prononcées et nous : ce voile, cet obstacle transparent, limpide, c'est la voix, la voix chantée qui vient s'interposer entre ce que dit le chanteur et l'oreille de ceux qui l'écoutent. Ce chanteur peut avoir du talent, ou tout au moins une certaine habileté ; il n'émeut jamais, il n'existe point de contact direct entre son verbe et notre oreille. Si, tout en " disant " comme il le fait, tout en conservant le rythme et le style qu'il emploie, il se débarrassait de cette voix artificielle, de cette affectation vocale, son chant serait peut-être fort beau. Grâce à cette petite rectification de tout l'appareil vocal, son chant pourrait devenir émouvant, impressionnant ; mais la substance qui s'interpose entre sa parole et nous suffit à atténuer le vrai, à entraver, à tuer l'expression. C'est, comme dans le plafond de Michel-Ange, la petite distance - infime - qui sépare le doigt de Dieu du doigt de l'homme que Dieu vient de créer. Cette petite distance, ce n'est rien, et c'est tout.

* *

Il y a, dans le journal des Goncourt, une jolie histoire que voici...

Le collectionneur Burty, se promenant un jour sur les quais, trouva un dessin signé : Ingres et qui était fort beau. Il l'acheta et se rendit chez Ingres. " Voyez, maître, ce que je viens d'acheter. " Ingres regarda le dessin et s'écria : " Comment, vous avez pu croire que ce dessin était de moi ? Ce dessin n'est pas mal ; mais croyez-vous que j'aurais dessiné ce bras comme ça ? "

Il prit un crayon :

" Ce genou, comme ça ? Cette épaule, ainsi ? " Et, à mesure qu'il parlait, il rectifiait insensiblement de quelques millimètres à peine, - que dis-je ! d'un soupçon de ligne les contours qu'il désignait. A mesure qu'il opérait ces modifications, - une sorte de calque qui ne différait guère du dessin lui-même, - le dessin prenait une vie, une vérité extraordinaires.

Eh bien ! c'est cette petite différence-là qui existe entre le chant... chanté et le même chant avec les mêmes intentions et le même style, mais assimilé à ce que j'appellerai, après M. Jean de Reszké, la " voix parlée ".

*

Il y a des fragments lyriques qui ne s'accommodent pas de la voix parlée. Mais, la plupart du temps, elle est préférable à l'autre, et, dans un opéra, dès qu'un chanteur l'emploie, il est immédiatement distingué de ses partenaires ; l'attention s'attache à lui, parce qu'il donne une impression de naturel que les autres ne donnent pas. Le naturel du timbre est la première condition de la diction.

Mais, pour donner l'impression du naturel, je ne connais qu'un moyen : c'est d'être naturel ; c'est de n'imposer aucun effort aux organes, de ne pas déformer leur contexture par l'habitude d'une certaine position, toujours la même et qui a le double inconvénient d'amener de la contraction et de donner à tout ce qu'on chante un caractère uniforme. D'abord, il faut, en matière de chant, redouter et combattre toutes les " habitudes ". Le chant doit être un instrument se prêtant à l'expression de tous les sentiments, de toutes les idées ; il faut donc qu'il demeure, avant tout, neutre, souple, passif, soumis à tous les caprices de la fantaisie intérieure. Et pourtant, au lieu de chercher à lui donner cette mobilité docile, certains professeurs s'appliquent à la rendre impossible en imposant à tous leurs élèves indifféremment, des règles arbitraires, invariables, souvent d'une excentricité qui offense et dégrade les lois de la nature.

Que dire, par exemple, de ce fragment que j'extrais d'une méthode dont j'aime mieux ne pas révéler l'auteur

" La meilleure position pour un chanteur est celle-ci : le buste à peine penché en avant, la pointe des épaules énergiquement tirée vers le sol, la partie postérieure rejetée en arrière (un peu chez les hommes et beaucoup chez les femmes), les jambes légèrement écartées afin que le bas de l'abdomen, bien dégagé, ne remonte pas sous la pression des cuisses. Le chanteur évitera absolument de se cambrer, cela est désastreux pour les reins, rend la taille plate (surtout par devant) et resserre les organes contenus dans la région stomachique. "

Mesdemoiselles, quand vous n'aurez rien à faire, essayez de prendre la position indiquée par Mme L..., peut-être arriverez-vous à combiner une attitude agréable. Moi, je dois vous avouer que j'ai échoué 1.

Pourtant, j'ai. quelques scrupules à railler cette méthode, car l'éminent professeur déclare que " les mouvements qu'elle a indiqués, exécutés avec précision, font prospérer la poitrine, l'élargissent, abaissent les épaules les plus élevées, rétrécissent le dos, amincissent la taille, effacent le ventre, si proéminent qu'il soit, embellissent femmes, jeunes filles, en donnant à leur corps des proportions harmonieuses et obligent les élèves - tous les élèves sans exception, dit-elle - à faire élargir le haut de leurs vêtements de quinze à dix-sept centimètres, à rétrécir le dos, à allonger le devant, à amincir la ceinture. Ces améliorations, dit-elle, ces changements se produisent en trois ou quatre mois ; je les ai obtenus même chez des mères âgées de quarante ans ".

Nous ne savons, après cette lecture, si les moyens indiqués sont bons pour chanter ; mais nous savons, du moins, qu'ils sont bons pour donner de la beauté corporelle à celles qui en sont dénuées. Aussi, me paraîtrait-il opportun de reléguer cet ouvrage parmi ceux qui composent la bibliothèque des Instituts de Beauté.

*

Beaucoup de professeurs emploient des moyens que j'appellerai athlétiques, pour faire chanter leurs élèves. je ne nie pas qu'il soit utile d'indiquer par une légère pression du doigt sur telle ou telle partie du thorax ou de la face la position souhaitable dans tel ou tel cas ; mais que dire d'un professeur - mort aujourd'hui, je l'ai connu, c'était un très galant homme - qui faisait coucher ses élèves par terre, leur mettait sur l'estomac plusieurs tomes du Larousse et s'asseyait violemment dessus, occasionnant par là, chez la victime, un hurlement de douleur après lequel il se levait et disait triomphalement

" Vous voyez bien que vous avez un si bémol ! Il ne s'agit que de le faire sortir. "

Une artiste délicieuse et regrettée, Mme Sibyl Sanderson, m'a raconté elle-même ce que je viens de vous dire et beaucoup d'autres personnes me l'ont confirmé.

*

Mais revenons à la diction, et, puisque j'ai le bonheur de pouvoir citer à son propos quelques lignes de Gounod, je cède la parole à ce maître qui, vous ne l'ignorez pas, chantait fort bien :

" L'articulation est la forme extérieure et sensible du mot ; la prononciation en est la forme intérieure et intelligible. C'est l'oreille qui perçoit le mot articulé ; c'est l'esprit qui perçoit le mot prononcé.

" Il est facile, par là, de comprendre tout ce que la négligence en matière de prononciation enlève d'expression et, par conséquent, d'intérêt à une phrase musicale.

"En un mot, l'articulation est le squelette et le corps de la parole, c'est la prononciation qui en est l'âme et la vie. "

Prenons la prononciation dans le sens où l'entend Gounod et appelons-la diction.

La diction est, pour ainsi dire, l'esthétique de l'articulation. C'est le degré supérieur, c'est le contrôle suprême qui régit, équilibre, embellit les divers organismes de l'élocution. C'est par la diction que l'on confère au discours la variété, l'expression.

La diction consiste en bien des choses, dont je ne vous énumère que les principales ; - elle consiste dans la rapidité plus ou moins grande, dans la juste distribution du temps entre chaque mot, entre chaque membre de phrase, entre chaque phrase ; c'est elle qui ponctue, qui imprime à la voix des nuances de force ou de douceur, au son et au mouvement des gradations imperceptibles ou violentes. La diction est à la parole ce que le regard est aux yeux ; elle donne la vie au discours, elle met dans l'armature du verbe la circulation de l'idée, du sentiment. Et voilà, précisément, de quoi manquent un grand nombre de chanteurs qui, mon Dieu ! chantent bien ou ne chantent pas mal. Leur voix est en place, ils prononcent bien, ils articulent bien, mais ils ne disent pas, et alors..., ils " ne disent rien ".

D'ailleurs, j'ai eu tort de vous dire qu'ils chantaient bien ; ils chantent bien, à parler strictement ; leur chant est correct au point de vue vocal, - mais ils ne chantent pas bien en ce que leur voix n'accomplit pas une fonction artistique. Elle est détachée de la parole, elle fait " bande à part ", elle agit parallèlement avec elle, elle n'en est pas imprégnée, elle ne collabore pas avec les mots et j'ajoute que, par un mystère très curieux et très beau, ce chant manque précisément de la suprême beauté sonore, qui est la nuance et la variété, parce que, n'étant pas animé par le mot, n'étant pas dirigé, soumis, maîtrisé par la parole, ce chant est monotone ; il est d'une même couleur, claire ou sombre, brillante ou terne, mais il ne passe pas par ces colorations multiples, successives et harmonieuses, sans lesquelles un chant est une chose morte, et qui, lorsqu'elles interviennent, font ressembler le chant à un ruisseau diversement teinté à mesure qu'il passe sous différents endroits du ciel : son cours est régulier, il n'est accidenté que d'une façon douce, équilibrée, par un caillou, une inclinaison du sol, quelques herbes flottantes ou des roseaux ; il va, indolent et régulier, mais sa couleur prend les aspects les plus divers, reflétant successivement des nuages roses, gris ou blancs et des grandes nappes d'azur. C'est ainsi que le chant, dans sa course ou dans sa marche, doit refléter toutes les colorations de l'âme.

Quand nous prononçons une phrase ou une succession de phrases, nous pouvons être dans le même état d'âme ; nous y sommes presque, en général, car l'état d'âme ne varie pas avec une rapidité extrême ; mais les harmoniques, - si je puis m'exprimer ainsi, - les harmoniques de cet état d'âme sont infinies, frémissantes, et, si c'est le fait d'un mauvais acteur que de changer de physionomie à chaque mot d'une même phrase, on est encore un plus mauvais acteur quand on débite une tirade sur un ton uniforme, sans donner aux mots les variations, les nuances imperceptibles, croirait-on, mais importantes, indispensables, imposées par les fluctuations du sentiment et de la pensée.

Donc, une diction vraiment impressionnante prend naissance dans le cœur ou dans l'esprit du chanteur. Mais, on l'a déjà observé, il n'en est pas en art comme en morale, où l'intention compte pour le fait. Les intentions de diction les plus intelligentes demeurent vaines si elles ne sont pas réalisées par l'appareil vocal. Or, je vous l'ai dit, on commet une grave erreur quand on s'imagine que la diction est indépendante du chant même. Quand vous entendez dire d'un chanteur : " Il chante si bien ! Quel dommage qu'on ne comprenne pas ce qu'il dit ! " soyez sûrs que, loin de chanter " si bien ", ce chanteur chante fort mal. Le chant et la diction sont inséparables, et c'est ce que je vais tâcher de vous démontrer aujourd'hui.

Quand nous chantons, quels que soient le naturel et l'aisance avec lesquels nous chantons, nos organes vocaux ne demeurent pas dans une même position comme quand nous parlons. Cette instabilité de position est motivée par plusieurs causes : d'abord, la voix chantée obéit à la musique ; donc, elle ne reste pas, comme la voix parlée, dans un registre toujours à peu près le même, elle évolue vers le haut et vers le bas, et il faut que le larynx exécute ces évolutions avec une exactitude et une obéissance absolues. En outre, nous avons, en chantant, la préoccupation de faire porter le son plus loin qu'en parlant de façon normale. Beaucoup d'autres raisons encore font que nos organes vocaux sont placés différemment ; mais la plus importante est celle-ci : en chantant, nous prononçons des paroles ; ces paroles sont composées de voyelles et de consonnes. Or, les voyelles et les consonnes ont une influence très marquée sur la qualité et sur la couleur du son. Si nous prononçons, en chantant, les voyelles exactement comme nous les prononçons en parlant, notre voix chantée devient heurtée, irrégulière, le son perd toute homogénéité, telle note est sonore, telle autre étouffée ; il y en a de gutturales, de nasales, et ainsi de suite. Si nous voulons que notre voix soit égale, unie, et ne subisse que les modifications que nous voulons lui imposer par des nuances et des inflexions diverses, nous sommes obligés de faire subir aux voyelles (surtout aux voyelles), et aux consonnes des transformations qui compensent l'effet produit sur le son par les déplacements du larynx. Voici un exemple qui sera clair, je crois.

Vous connaissez le délicieux petit air de l'" Ombre heureuse " dans l'Orphée de Gluck. Il y faut une égalité de son, une quiétude vocale absolues, qui évoquent le paisible enchantement du séjour élyséen. Or, il y a, à la troisième mesure de ce morceau, une difficulté assez grande pour la voix de soprano qui, vous le savez, se prête mal à prononcer des mots dans le registre aigu, notamment les voyelles fermées et les consonnes fortes.

Le mot " habité " sur ces notes hautes est des plus malaisés à dire, surtout dans la douceur.

Le louable souci de bien prononcer fait faire aux chanteuses peu habiles des efforts pénibles sur ces deux la ; l'i et l'é sont purement énoncés, le b et le t sont corrects, mais la voix est étranglée, le son grêle et avare. D'autres, préoccupées seulement de la qualité vocale, n'hésitent pas à dire :

ce qui est affreux.

C'est en mêlant à l'i un peu d'u et à l'é un peu d'eu, qu'on peut arriver à donner l'impression d'une prononciation parfaite tout en sauvegardant la plénitude du son.

Je m'en tiens à des choses presque élémentaires afin de me faire mieux comprendre du premier coup. Et vous voyez qu'en parlant diction, nous avons été amenés insensiblement à nous occuper encore du mécanisme vocal et de l'articulation, tant, en matière de chant, tout se tient et se confond.

Sur l'articulation, que de choses n'aurais-je pas encore à vous dire ? J'avoue même que j'en suis un peu effrayé - et puis sommes-nous ici dans un lieu propice à des études d'orthophonie ? Songez qu'il faudrait examiner l'un après l'autre les divers accents étrangers ou provinciaux, les vices de prononciation tels que le zézaiement, le lambdacisme et surtout le grasseyement - puisqu'il est plus fréquent que les autres et qu'on ne saurait prétendre à chanter en grasseyant, -- bien que le grand Elleviou, le créateur de Joseph en Egypte et la géniale Schroeder-Devrient grasseyassent, dit-on, abominablement.

Ainsi donc, ne nous attardons pas au chapitre de l'articulation.

Je tiens pourtant à vous faire remarquer qu'il n'est nullement nécessaire, pour articuler, de grimacer avec la bouche. D'ailleurs, rien n'est plus funeste à la bonne émission du son. Toute contorsion influe sur l'issue par laquelle le son prend sa volée, et, par conséquent, inflige à celui-ci une déformation. En outre, ces grimaces distraient l'attention et l'on cesse bientôt d'écouter, pour suivre avec une angoisse mêlée de dégoût les performances faciales du chanteur. Pourtant, moi qui vous parle, je sais très bien qu'en chantant je fronce les sourcils, que je les élève, que je ferme un peu l'oil gauche, et, surtout, je sais que j'ai une tendance à renverser la tête en arrière, ce qui est fort mauvais et donne de l'affectation à la tenue. Je sais tout cela, et, quand j'y pense, je m'efforce de me corriger ; je n'y réussis pas toujours.

Cependant, après vous avoir signalé ces travers ridicules dont je suis affligé, je vais me faire un compliment. C'est bien juste, n'est-ce pas ? Mes amis s'étonnent souvent que je puisse chanter une cigarette à la bouche, tout en fumant. Ne croyez pas que je me vante de cette prouesse comme d'une chose digne d'admiration ; si je chante la cigarette à la bouche, c'est que, malheureusement, je suis si habitué à fumer que la cigarette a fini par faire corps avec moi-même. Mais si je peux la garder dans la bouche sans qu'elle tombe, c'est que je ne remue guère les lèvres en chantant... Et vœilà le compliment que je m'adresse.

Pour articuler clairement, il n'est pas nécessaire de remuer sans cesse les lèvres et d'imposer à sa bouche des formes étranges. D'abord, cela donne au chant quelque chose de saccadé et, en outre, pour peu qu'on ait beaucoup de paroles à prononcer en un court espace de temps, le spectacle devient grotesque.

*

Pour produire, pour former un son, il faut accomplir presque simultanément trois actes divers : placer le larynx à un certain endroit, à une certaine hauteur ; émettre le son ; le soutenir, c'est-à-dire le colorer, le guider et le modifier suivant des exigences qui varient à l'infini.

Ici, nous touchons à la question délicate et pointilleuse des différents registres. Combien avons-nous de registres ? Si vous voulez le savoir, gardez vous de lire des méthodes de chant, car elles ne s'accordent guère sur ce point. On entend par registre une suite de notes qui peuvent être exécutées aisément sans qu'il soit nécessaire de changer la position du larynx ; par exemple, dans la voix de femme, on reconnaît ordinairement trois registres : le registre dit de poitrine, le registre mixte et le registre aigu, qu'on appelle voix de tête. Ce qui indique la fin d'un registre et le commencement d'un autre, c'est un changement de timbre assez notable ; chez les femmes, il est surtout sensible entre la voix de poitrine et la voix mixte ; il arrive très souvent qu'à cet endroit se produit comme une brisure, que les Italiens appellent distacco. Vous avez toutes entendu Faust et vous savez, par conséquent, que l'artiste chargée de représenter Dame Marthe Schvertlein exécute toujours, sans le vouloir, une espèce de tyrolienne quand elle dit à Méphistophélès :

Dans les voix d'hommes, ces différences de registres sont moins accusées. Mais ne nous enfonçons pas dans ces questions, qui nous mèneraient trop loin. Sachez seulement, afin de vous rendre compte de la diversité des opinions, que Garcia et beaucoup d'autres établissent trois registres distincts. Faure et quelques autres disent qu'il n'y en a que deux ; j'ai même trouvé une méthode qui prétend qu'il y en a cinq. J'ose à peine donner mon avis personnel sur cette question ; mais, après tout, pourquoi pas, puisqu'il se trouve corroboré par Mme Lilli Lehmann ? Je crois, comme elle, qu'il n'y a pas, en réalité, différents registres dans la voix. Si, dans l'auditoire, il se trouve des chanteurs ou des professeurs de chant, et si je froisse leurs idées, je leur en demande pardon ; - mais il me semble que chaque note, chaque son, exigeant une position différente de tous les organes depuis la base des poumons et du diaphragme jusqu'aux muscles du front, - en passant par tous les autres labyrinthes du son, - on ne peut assigner une place exacte, et toujours la même, à un ensemble de plusieurs notes.

*

Une fois le larynx établi, il faut émettre le son. Comment émet-on le son ? On s'entend, généralement, à reconnaître deux façons. La seconde, - je parle d'abord de la seconde parce qu'elle a donné lieu à moins de discussions que la première, - la seconde consiste à ne produire le son que quand l'expiration du souffle a déjà commencé.

Bien des gens reprochent à cette émission, d'abord, d'être imprécise, de ne pas produire un son net ; puis, d'occasionner une dépense inutile de souffle.

L'autre émission, c'est le coup de glotte ; - ah ! ce coup de glotte, en a-t-on assez parlé !

Le plus illustre partisan du coup de glotte, c'est M. Faure. Mais savez-vous ce que c'est qu'un coup de glotte ? C'est, d'abord, une chose très difficile à expliquer, et M. Faure lui-même en donne une définition assez peu claire. Mais, c'est très facile à exécuter.



Jean-Baptiste Fauré Pauline Viardot Eugène Crosti Victor Maurel

M. Faure ne s'est jamais lassé, ne se lasse point, dans sa méthode, de conseiller le coup de glotte. Il en vante le mérite et prétend qu'il n'est pas de salut hors du coup de glotte.

Mme Lilli Lehmann, sans parler proprement du coup de glotte, le conseille implicitement par les descriptions qu'elle fait de la manière dont un son doit être émis. Mme Viardot, dans les petits conseils préliminaires qui précèdent ses exercices pour les voix de femmes, ne souffle pas mot du coup de glotte ; elle semble même en ignorer l'existence. Masset considère le coup de glotte comme un " crime de lèse-divinité " ; Crosti ne déteste pas le coup de glotte. M. Victor Maurel est contre le coup de glotte ; il suffit, d'ailleurs, d'avoir entendu cet éminent artiste pour le savoir. Verdhurt flétrit sans pitié le pauvre coup de glotte, etc. L'un des plus violents adversaires du coup de glotte est Paul Marcel, qui a écrit un livre plaisant et intéressant sur le chant. L'idée qu'on peut faire des coups de glotte l'indigne au point qu'il souhaiterait, je crois, la mort de tous ceux qui osent les conseiller, et on lit, dans son petit ouvrage, la phrase suivante :

" J'ai sous les yeux le traité d'un de nos grands maîtres du chant qui conseille l'attaque par la glotte et qui, chantant lui-même, se garde bien d'en faire usage. "

Il veut parler de M. Faure. Il nie que M. Faure ait jamais employé le coup de glotte. Plus loin, Marcel dit :

" Je le répète, M. Faure a toujours attaqué le son avec beaucoup de netteté et a toujours chanté fort juste, sans jamais, pour cela, attaquer le son par la glotte. "

Je crois qu'il y a malentendu. Je ne pense pas que M. Faure ait jamais voulu prétendre qu'il fallût à chaque note donner un coup de glotte : c'est là prêter à ce chanteur incomparable, une idée absurde et qu'il n'a certainement pas eue. M. Faure conseille, évidemment, le coup de glotte pour l'attaque du premier son, c'est-à-dire chaque fois que la respiration a fini de s'effectuer et que l'on commence une nouvelle série de sons.

Il trouve que ce moyen est bon pour établir la pose de la voix, pour émettre le timbre de façon nette et précise, voilà tout ! Du reste, il suffira à celles d'entre vous qui voudront en faire l'essai, de tâcher de donner un coup de glotte en prononçant une consonne, pour se rendre compte que la chose est, sinon impossible, extrêmement difficile. Cela prouve que M. Faure a voulu surtout conseiller l'emploi fréquent du coup de glotte dans les exercices, dans l'entraînement, pour donner une bonne assise au principe primordial du son et non dans l'exécution, où l'émission doit toujours être soumise au sentiment et à l'idée.

On m'a dit, récemment, que ce coup de glotte, Faure le pratiquait souvent (non pas à chaque note, comme feignent de le croire des rivaux obscurs), mais vraiment très souvent et parfois dans des occasions étranges. Dans Hamlet, par exemple, il disait, au lieu de : " Ma mère ", "Ma m-ère ", plaçant le coup de glotte entre l'm et l'è.

Certes, cela avait une conséquence heureuse sur la résonance du son et faisait porter la note plus loin, avec plus de force ; mais il m'est difficile, malgré mon immense respect pour cet admirable chanteur, d'approuver en principe le coup de glotte pratiqué sur une consonne ; c'est là un procédé qui, exécuté par d'autres que par lui (il en connaissait à merveille l'usage et les moindres secrets), risquerait de devenir insupportable. Mais, il me semble que le coup de glotte employé au point de départ d'une phrase commencée par une voyelle, par exemple dans " Amour, que veux-tu de moi ? " ou bien " Ah ! si la liberté me doit être ravie ! " peut être d'une utilité remarquable ; par contre, dans telles phrases commençant également par une voyelle, comme : " 0 nuit divine, je t'implore ", il serait déplacé ; il donnerait au premier son de la phrase une précision qui altérerait la douceur vaporeuse de la musique.

Et tenez, puisque l'ai mentionné en passant l'air d'Amadis, de Lulli, laissez-moi vous le chanter ; - c'est un des plus beaux élans pathétiques du grand Florentin de Versailles, et vous y verrez quelques applications du coup de glotte.

Cet air est chanté par Arcabonne 2, magicienne malfaisante, dont le cœur, jusqu'alors, n'avait jamais connu l'amour. Pour la première fois, elle le ressent, et ce sentiment si nouveau ne fait pas que la troubler, il l'irrite ; l'émotion qu'il lui cause est pour elle si étrange, que c'est presque une souffrance et que, tout d'abord, elle tressaute comme pour riposter à une attaque :

II faut, dans ce début, une énergie violente ; il faut, si j'ose dire, empoigner la phrase musicale et la maintenir jusqu'à " de moi ", fermement assujettie comme dans un corps à corps ; et vous voyez, dès lors, de quelle utilité remarquable sera le coup de glotte sur l'a d' " amour " ; un coup de glotte franc, presque dur, qui agrippe la note.

Je ne ferai pas un coup de glotte net sur " Ah ! ne t'oppose point " ; j'en ferai un très peu marqué et précédé d'une forte expiration de souffle : double détente qui donne à cette exclamation un accent à la fois douloureux et ferme. Il faut un coup de glotte du même genre sur " haine " ; mais, ici, l'expiration sera moins marquée et le coup de glotte, au contraire, très vivement appuyé (h < l aine).

Mais, déjà, Arcabonne faiblit ; dans ce vers : " Je ne dois inspirer que l'horreur et l'effroi ", et même avant, quand elle dit : " Va, ne t'oppose point au penchant qui m'entraîne ! ", il y a, pour ainsi dire, une reculade ; il semble qu'elle pressente l'inévitable victoire de l'amour, et c'est d'une voix impérieuse et presque persuasive, qu'elle dit maintenant : " Amour, que veux-tu de moi ? " Cependant, elle lutte encore et il faut que ce second " amour " soit émis avec je ne sais quelle concentration nerveuse... Le coup de glotte sera donc, ici, tout différent de celui du début ; mais il en faut un, à tout prix.

Suivons :

Mon cœur aurait trop de peine
A suivre une douce loi.

Elle se parle presque à elle-même en disant cela ; du moins, c'est ainsi que je le sens ; et je sens aussi qu'il faut de la douleur, peut-être même du désespoir et des larmes dans

C'est mon sort d'être inhumaine.

Aussi, puisque Arcabonne est maintenant vaincue, que sa force est anéantie et qu'elle défaille de tendresse en même temps que de honte, pas le moindre coup de glotte dans le troisième et dernier " amour " que j'enchaînerai sans respirer à " inhumaine " ; je respirerai après " Amour ", en aspirant comme avec angoisse, en faisant bien entendre le raclement de l'air sur les bords du larynx et dirai toute la fin avec une expression douloureuse pleine de sanglots contenus.

Puisqu'il a été question de Faure, vous ne m'en voudrez pas, j'espère, si je fais ici une petite digression pour vous parler encore de lui. Parler d'un homme comme M. Faure, évoquer sa personnalité, prononcer seulement son nom, c'est parler de chant, c'est s'emplir l'esprit de l'idée de chant.

Je dois vous dire, mesdemoiselles, que j'ai la mémoire des sons ; il faut l'avoir, si l'on veut chanter, comme certaines personnes ont la mémoire des visages, comme les peintres ont la mémoire des contours et des couleurs.

Le grand chirurgien Trousseau, parvenu à la fin de sa vie, se rappelait distinctement les malades qu'il avait vus à l'hôpital étant interne, les particularités de leurs lésions, les diverses formes morbides qu'il avait observées chez eux 3. Merveilleux répertoire de références, de fiches mentales, qui lui servait sans cesse.

Eh bien, le chanteur doit avoir la mémoire des sons et tirer perpétuellement de cette faculté un enseignement. J'ai eu le grand plaisir d'entendre chanter M. Faure, déjà très âgé, de lui entendre chanter le duo de Mireille, l'arioso du Roi de Lahore, la prière de Dimitri, je me rappelle très bien sa voix ; mais, je l'avoue, je n'ai pas gardé souvenir du fameux coup de glotte, objet de tant de discussions et de disputes. Je me rappelle, pourtant, que son chant, tout en étant prodigieusement soutenu et lié avait quelque chose de martelé ; peut-être ce caractère venait-il des coups de glotte... J'étais trop jeune, alors, pour songer à m'en préoccuper. Cependant, en faisant un effort de mémoire, je crois bien discerner, maintenant, en avoir perçu dans le duo de Mireille. Quelques années plus tard, ayant appris que M. Faure allait parfois chanter à vêpres dans une église, je m'y rendis pour l'écouter, et là, derrière un pilier, j'entendis, avec une émotion profonde, s'élever sous les voûtes une voix, je ne dirai pas merveilleuse, mais qui, pour l'oreille de celui qui aime le chant et le vénère, était des plus impressionnantes. Il me semblait, en écoutant M. Faure, observer un travail admirable et transcendant de marqueterie sonore. Chaque son, chaque parcelle de son était classée, incrustée, adaptée de la façon la plus surprenante. Et, dirigeant, animant l'économie sonore, une respiration aisée, abondante, inépuisable. Si le coup de glotte avait une part dans ce chant, eh bien, je me rallie au coup de glotte. D'ailleurs, je dois le dire, je ne crois pas qu'on puisse chanter sans jamais faire de coup de glotte et que même ceux qui croient n'en pas faire en font.

Car, bien souvent, à la base d'une émission extrêmement douce, il y a un coup de glotte, mais si léger qu'il en est imperceptible. Le son sort alors

... En éclatant
Tout bas, comme un bouton de rose.

J'ajoute que la Méthode de chant de M. Faure - qui est un peu, évidemment, comme L'Histoire de France de Michelet, en ce que, pour la comprendre, il faut savoir déjà beaucoup de choses - est le livre le plus captivant qu'on ait écrit sur le chant ; il a dans le ton quelque chose de supérieur et de dédaigneux qui impose ; en outre, il est d'un style clair et sûr.

Mais concluons. Il faut que le son sorte naturellement, aisément, et qu'on ne puisse soupçonner aucun effort chez celui qui le donne. Dès qu'on peine en chantant, c'est qu'on chante mal ; si un chanteur expert éprouve une souffrance, un malaise, en exécutant un passage, c'est qu'il chante mal ce passage, et il doit alors le chanter autrement. Aussi ne saurait-on assez flétrir certains procédés employés par quelques professeurs et qui, s'ils sont ridicules, sont encore plus criminels. Un professeur, dont je tairai le nom, mais qui, il y a quelques années, faisait fureur et provoquait un véritable fanatisme chez les élèves qu'elle avait captés, employait pendant les leçons et recommandait pour le travail des exercices un instrument qu'on s'introduisait dans la bouche " afin de soulever la luette et la tenir inclinée en avant ". (J'ai connu des élèves de ce professeur et sais, par leurs confidences, que ses leçons nécessitaient moins la présence d'un piano que celle d'une cuvette...)

Il veut aussi " qu'on se serve d'un bâtonnet arrondi à ses deux extrémités pour agrandir les cavités buccales et pharyngiennes et d'une règle plate pour dilater et allonger davantage les quatre piliers de la luette et ceux du larynx en les repoussant toujours vers le voile du palais, s'ils résistent au travail de la spatule ". On croirait lire le mémoire de M. Fleurant, dans Le Malade imaginaire.

Ce professeur va peut-être un peu trop loin quand il prétend qu'il n'est pas possible de chanter sans l'emploi des spatules, des règles et du petit bouloir arrondi, ce qui équivaut à dire qu'avant sa merveilleuse invention, il n'y avait jamais eu de bons chanteurs. Je pense que rien n'est plus antiartistique ni plus néfaste que de faire intervenir dans l'étude du chant - à laquelle doit présider sans cesse la pensée, le travail mental, et qui participe beaucoup de la métaphysique - l'emploi de moyens grossiers qui rabaissent cet art si noble à je ne sais quelles pratiques matérielles et répugnantes.

*

Revenons à notre description technique. Nous avons respiré ; nous avons, ensuite, établi notre larynx, puis nous avons émis le son (avec ou sans coup de glotte). Il s'agit, maintenant, de le soutenir. C'est ici qu'intervient l'appui.

L'appui - je vous l'ai dit la dernière fois, mais un peu trop hâtivement, et je vous le répète aujourd'hui, - l'appui est l'un des secrets les plus importants, l'une des nécessités les plus essentielles du chant.

Sans l'appui, le chant n'est qu'une ébauche, une indication inconsistante ; vous vous rappelez que, l'autre jour, en vous chantant Le Parfum impérissable, j'ai, à un certain moment, abandonné l'appui et je vous ai expliqué pourquoi.

 

Mais ce sont là des exceptions qui peuvent avoir leur charme pendant quelques secondes, et c'est tout. Le chant dépourvu d'appui est incapable d'agir et, en tout cas, n'a point de valeur artistique. Seulement, beaucoup de chanteurs confondent appuyer et pousser. Ce sont deux choses très différentes ; il ne faut presque jamais pousser et il faut toujours appuyer, mais appuyer plus ou moins.

*

Qu'est-ce que l'appui ? L'appui, c'est le contact accusé, ou à peine appréciable, mais toujours exact et ferme, du souffle et du son. Même dans le pianissimo le plus ténu, il faut, je ne dirai pas qu'on sente l'appui, mais qu'il existe ; faute d'appui, le son sort flasque, sans corps, noyé dans une quantité de souffle trop grande ; on a l'impression, en entendant un son non appuyé, d'un courant d'air, d'un vent coulis ; on a comme le désir de mettre un bourrelet à cette voix. En outre, les voyelles semblent toujours entourées d'une sorte de petit halo de vapeur, comme si l'on plaçait autour d'elles un h aspiré ; et, enfin, le son privé d'appui est incapable de varier d'intensité. C'est par l'appui qu'on augmente, qu'on diminue la force du son ; si l'on n'a pas d'appui, on ne peut lui faire subir ces transformations. Mais, où s'opère cet appui ? Est-ce au creux de l'estomac ? Est-ce plus haut, dans le larynx ? Est-ce près des lèvres ? Tantôt dans un endroit et tantôt dans un autre, selon les circonstances.

Il existe même un certain appui, connu seulement  de quelques-uns, comme l'atteste un joli mot de M. Jean de Reszké, à qui un chanteur demandait avant de chanter une phrase amoureuse :

"Où faut-il appuyer la voix ?
- Sur le coeur. "

Cette voix appuyée " sur le cœur " a quelque chose de légèrement étouffé, de contenu, de resserré, qui enlève au son toute stridence, et lui donne un accent profond, pénétré, pénétrant. Mais elle implique un don particulier qui ne s'acquiert pas par le travail.


1- En ce qui concerne les lèvres, cette dame conseille de leur donner la forme d'égouttoir...

2. Air d'Amadis (Lulli) publié séparément par Weckerlin.

3. Article de M. Paul Bourget sur le Professeur Poncet (Revue hebdomadaire du 4 octobre 1913).

Loading
 

 Analyse d'audience

Creative Commons License
This work is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Unported License